Le vélo d’Albert (fiction – Saison 2) : Le P’tit Cyclo, bar d’Alphonse…

15 décembre 2022. Jeu de cartes, jeu de dupes

Il est un peu moins de 20 h quand Albert gare enfin sa Laguna, en face du P’tit Cyclo. Le bar d’Alphonse. Une lumière diffuse et indécise éclaire la vitrine à travers cette pluie qui vous glace les os comme un glaçon dans un verre de pastis.

Ils sont tous arrivés, Marie, Lucie, Clémentine et Marcel. Il y a deux voitures le long du trottoir. Sans doute ont-ils fait du covoiturage avec le prix de l’essence à 2 euros ? Faut désormais compter ses sous. Et plus aujourd’hui qu’hier, avec cette inflation qui plombe les porte-monnaie, surtout des plus démunis.

Au pas de course, Albert traverse la rue pour se retrouver au sec et au chaud, qu’à peine la porte franchie, Alphonse lui lance : « Salut Albert mets ton blouson près du radiateur pour sécher et assieds toi, Clémentine t’a servi un verre de chardonnay pour te réchauffer ».

« Bonsoir tout le monde, excusez du retard, on n’y voit rien la nuit tombée avec cette pluie sur le pare-brise » !

Sur ces entrefaites, Albert retire son blouson et boit une gorgée de chardonnay, sa boisson préférée depuis qu’il se vit offrir son poids en bouteilles lors d’une victoire dans un critérium en Bourgogne. Aujourd’hui, il en aurait eu au moins 25 de plus !

Derrière son bar, Alphonse sert son dernier client. Un jeune maçon qui préfère rester au chaud, avant de rentrer seul chez lui où les événements actuels lui donnent le bourdon devant sa télé ; alors qu’ici au moins, on les oublie un peu. D’ailleurs, depuis 30 ans qu’il écoute tout le monde, Alphonse songe ajouter sur la devanture du P’tit cyclo « Boissons et Psychologie de comptoir ». Pour le buzz, comme disent les jeunes. Qui sait ?

Albert, assis devant son verre de chardonnay, réfléchit : « Par où, va t’il commencer » ? surtout que, comme on sait, il n’a pas tout saisi lors de la réunion de la Fédé avec leurs nouvelles catégories.

Pour mettre un peu d’ambiance, il va faire le coup des cartes, histoire de gagner un peu de temps avant de montrer ses croquis de triangles. Ceux qu’il a recopiés consciencieusement le lendemain de la réunion.

Alors avant d’expliquer, Albert demande : « Alphonse, t’as bien un jeu de cartes derrière ton comptoir » ?

« Mais pourquoi, tu veux un jeu de cartes, la belote, c’est pour tout à l’heure » ! s’exclame Marie, souriante comme toujours.

« Vous allez comprendre les amis, le génie des gars de la Fédé »  Et prenant son jeu en s’adressant au groupe, Albert pose huit cartes de couleur carreau sur la table :

« On va dire que les cartes représentent les catégories cyclistes actuelles. Du 7 à  l’As ; c’est à dire du benjamin au senior 1ère catégorie ». Il poursuit sa démonstration :

« Que t’appelle tes cartes en français ou en anglais, t’as toujours le même nombre de cartes sur la table et au total 32. On est d’accord ? Eh bien en changeant les noms des catégories en Elite, Open, Access et U, la Fédé fait la même chose. Et in fine, t’as toujours le même nombre de coureurs. C’est ça l’idée de génie de la Fédé. CQFD » finit-il par conclure, très fier de lui.

Attentif comme à son habitude, Alphonse n’en croit pas ses oreilles et mimant toujours César dans la partie de carte de Pagnol :

« Si c’est ça l’idée de génie de la Fédé, grand dieu, ils vont m’entendre les fédéraux. C’est tout ce qu’ils ont pondu et pointant du doigt un « agent fédéral imaginaire» comme s’il s’agissait du FBI

«  Tu me fends le coeur, Albert, ici on parle français à la belote comme dans les courses de vélo, alors qu’ils aillent se faire voir. Moi mes cadets et mes juniors, j’y tiens » conclut il indigné, lâchant au passage quelques jurons dont il a le secret.

Une sentence sans appel où en haut lieu, de tels propos auraient créé un incident diplomatique. Sauf qu’ici, au P’tit cyclo, on est en famille et on dit ce qu’on a sur le coeur. Et ce n’est pas Lucie, du haut de son tabouret qui le contredira.

Lucie, travaille dans le marketing. Brune cheveux mi longs, elle a été championne régionale en VTT. Aujourd’hui, c’est sa fille Élise qui  bat les  garçons en VTT et même parfois  sur la route. Une pépite comme on dit.

«  Albert, tu plaisantes, t’as pas été juste à la réunion de la Fédé, rien que pour entendre ça ? Bref, je fais du vélo en 2022 et en 2023, je fais du  bike. J’ai toujours le même vélo, non, c’est n’importe quoi cette réforme ! ».

Tout le monde rit laissant Albert poursuivre son exposé.

« Oh là là, Lucie, ils sont encore plus géniaux les gars de la Fédé, non seulement, tu as ton BIKE comme tu dis mais en plus pour aller plus vite, ils t’inversent la roue arrière avec la roue avant, je vous explique »

Et il pose sur la table sa feuille blanche où il a dessiné deux triangles, la saison 2022 et celle de 2023. Pour qui regarde la scène, c’est un méli-mélo de flèches qui entrecoupent  chaque triangle, divisé en sept parties horizontales : les catégories actuelles et les futures. C’est un précis Albert mais personne n’y comprend rien.

Alors, Marie avec son éternel sourire malicieux : « C’est pire qu’une ratatouille la réforme, Albert. Excuse-moi, mais t’as pas plus simple, on va finir par avoir mal à la tête ! »

Cheveux blonds, lunettes élégantes, pas très grande, Marie  travaille au siège d’une compagnie d’assurances, la  marque partenaire sur les maillots du Vélo Sport de St Germain du Perche. Et quand la trésorière parle, ça devient sérieux.

« T’avais qu’à y aller à la réunion » réplique Albert, après une gorgée de chardonnay, tout en poursuivant ses explications. Un vrai brouillard londonien pour tous.

Excédé, Alphonse quitte son bar comme un cabri et rejoint la table où trônent le jeu de cartes et la feuille d’Albert.

« Laisse tomber Albert, la Fédé, ils veulent encore nous embrouiller » s’exclame t’il, indigné, appuyant chaque mot de sa faconde habituelle.

Et il clarifie « Ils ont tous été sur l’internet. Ils sont paumés, comme toi, Albert, voilà tout, ils ne savent quelle catégorie choisir. Pas  plus que nous d’ailleurs, on ne peut pas les conseiller, voilà pourquoi, ils ne prennent pas leurs licences ! ».

 

Depuis un moment, Marcel, en bout de table, assis à cheval sur sa chaise, bougonne et soudain son mécontentement explose :« Les Elites des divisions nationales, ils sont comme des pros,  ils bossent pas, ils ont arrêté les études, ils font le métier, alors vous imaginez ce qui va arriver ? »

 Pour vous en faire une idée, Marcel, c’est un pragmatique, boule à zéro, barbe bien taillée, légère moustache, un robuste. Après ses quatre saisons chez les pros, il a pris la succession de ses parents agriculteurs. Et il préfère dire Paysan, c’est plus noble selon lui.

Question courses, il a du vécu. Alors, il poursuit : « C’est clair, deux à trois Elites se mettent dans le coup avec des anciens 1ère caté passés en Open 1 et la cabane est pliée pour tous les autres ! ».

Pince sans rire, Lucie renchérit : « Au moins les Maires seront contents de justifier à leurs électeurs la subvention de la commune avec 30 gars au départ, leurs oreilles vont siffler ! ». Lucie qui s’y connait pour avoir été championne : « Les courses d’ici seront des Open 2 et 3, pour avoir plus de coureurs. Les Elites et les Open 1 seront les laissés-pour compte de la réforme, je vous le dis ! ».

Clémentine, espiègle comme d’habitude, approuve « T’as peut être raison. Les Open 2 et 3 viennent en famille, les grands parents, les enfants, même les oncles et les tantes. Ça fait plus de monde à la buvette et dans les bistrots ! ».

Clémentine, c’est la plus jeune d’entre eux. Tous les samedis avec Lucie, elles entrainent les jeunes du club sur des circuits sécurisés dans la forêt du Tilleuil.  Histoire qu’ils ne se fassent pas écraser sur la route.

« Au fait, poursuit-elle, simple remarque pour les gars de la Fédé, s’il n’y a plus de juniors, impossible de les encourager avec des prix spéciaux, puisqu’ils n’existent plus ? ».

Tout le monde en rigole et la discussion se poursuit à bâtons rompus. Pêle-mêle, les uns pensent que certains coureurs partiront vers d’autres fédérations cyclistes, d’autres sont encore plus pessimistes et imaginent qu’ils arrêteront la compétition ou pratiqueront sans licence. L’avenir le dira.

« Même pas une partie de belotes, avant de partir » propose Alphonse en blaguant.

« Pas ce soir, il est déjà 21h 30. Avec mes essuie-glaces et cette pluie qui tombe toujours, faut que je rentre dare-dare » conclut Albert, un peu inquiet.

« Tant pis puisque vous me laissez tout seul avec ma belote. Bon retour » conclut Alphonse, l’inamovible patron du P’tit Cyclo.

Déjà, ils courent sous la pluie à leurs voitures. Sans doute, espèrent-ils quelques rayons de soleil dans la vie d’ici et d’ailleurs.

En vérité, tant qu’il y a des gens comme eux, le vélo ne perd pas les pédales!…

Récit de Louis Novo

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