Le vélo d’Albert (fiction – saison 1): Le vélo perd les pédales…

15 décembre 2022. Albert

À la réflexion, le vélo perd les pédales !

 Nous sommes le 15 décembre, il pleut. Albert réfléchit à voix haute au volant de sa Renault Laguna. La nuit l’a cueilli dès 5h du soir sur la route de St Germain du Perche. Comme tous les jeudis du mois Albert retrouvera ses complices du Vélo Sport chez Alphonse qui les accueille dans son bistrot « Le P’tit cyclo ».

Son lieu de naissance au coeur du Perche prédestinait Albert au surnom de « Percheron » quand il était coureur dans les années 80. Son allure trapue, ses larges épaules et ses jambes de pistard imposaient le respect. Il ne fallait pas trop s’y frotter… en cas d’arrivée au sprint.

Pour quiconque, il faut savoir de quoi il en retourne quand on franchit la porte du P’tit cyclo. Ici, on parle vélo du matin au soir. La pendule année 60 a arrêté le temps. Avec sa tapisserie vintage défraichie, ses néons fatigués, ses trophées sur les étagères, sa vieille affiche encadrée de Jacques Anquetil, fixée au mur, le P’tit Cyclo est depuis des lustres, le conservatoire du Vélo Sport de St Germain du Perche.

Chaque jeudi soir, on déclame, on se chambre, on chipote entre amis et comme on dit, il y a, à boire et à manger, quand on parle de cyclisme. Et ce soir 15 décembre, ça risque de chauffer quand Albert fera le compte-rendu de la réunion d’information des gars de la Fédé, à propos de la future réforme 2023 des catégories cyclistes en France.

« Qu’est ce qu’il va bien pouvoir leur dire ? »  s’interroge t’il.

Avec ses cheveux gris, la patine du temps  lui a donné belle tournure. Il porte beau comme on dit. Albert est un taiseux, il a le sens de la synthèse depuis tout petit. Il  note tout sur son carnet, surtout les chiffres. À la réunion d’information de la Fédé, comme il s’ennuyait, histoire de ne rien oublier, il a dessiné deux croquis et juste griffonné  « U et Vive le Roi d’Angleterre ».

C’est peu mais, Albert n’a pas tout compris, pas plus que ses camarades des clubs alentours, tellement c’était confus. Ils en ont vu, des pages et des pages en couleur avec des triangles et des flèches qui partaient dans tous les sens. Quel sacré bastringue les nouvelles catégories en 2023 !

Pour le lecteur, sans entrer dans les détails, la Fédé compte 77 000 coureurs (filles et garçons) dont 60% ont moins de 17 ans. Tout ce beau monde est classé selon une quinzaine de catégories au sein de trois disciplines : route, vtt et bmx.

Les débutants sont classés : du plus jeune au plus âgé jusqu’au cadet. Et les adultes, du plus faible au plus fort, scindés en deux groupes de compétition : la performance (seniors 1, 2, 3, juniors) et le loisir (Pass cyclisme 1, 2, 3, 4).

Et jusqu’à présent, tout le monde comprend, jusqu’à ce que la Fédé décide d’appliquer la théorie des Shadoks : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ».

En 2023, les cadets, les minimes, etc. seront des U17, des U15, des U13…

Les seniors porteront les noms de Elites ou Open 1, 2 et 3. Quant aux Pass cyclisme, on les appellera désormais des Access. La catégorie junior choisira entre l’une d’entre elles, puisqu’elle disparaît.

Même les journalistes  spécialisés vont s’y perdre dans cet imbroglio, songe Albert, qui a bien saisi le tour de passe-passe de la Fédé. Remplacer les noms bien français, que tout le monde comprend, par des noms anglais, pour faire croire qu’on fait une réforme, alors qu’en vérité, on sait qu’on ne fait rien. Avec tout ce bazar, gagner des licenciés, c’est pas gagné !

Tout en conduisant, en cette sombre journée de décembre, Albert réfléchit en fredonnant la chanson de Guy Béart : « La terre perd la boule, c’est le grand chambardement. La lune fait joujou.  Et met la terre en joue ». Elle est de circonstance. Les événements actuels ne sont pas faits pour rassurer. Des torrents de malheur qui ravagent le monde, comme si tous les cinglés au pouvoir s’étaient passé le mot.

La radio, qui lui sert de compagnie, annonce à l’instant que les Ukrainiens de la région de Mykolaïv, vivent sans eau chaude, sans chauffage, sans électricité en plein hiver et se terrent dans les abris pour échapper aux missiles russes.

Alors, la pseudo réforme des catégories, c’est bien dérisoire. Le vélo perd les pédales pense t’il tristement. Et cette pluie fine qui n’arrête pas de tomber pour couronner le tout !

Albert peste contre ses essuie-glaces qui balaient le pare-brise, passant de temps en temps le dos de sa main pour effacer la buée. Faudra quand même qu’il les change ses essuie-glaces  et même ses phares, qui portent à peine à 50 m. Bref, tant qu’à tout faire chez son copain garagiste.

Ah si Alphonse, le Président du Vélo Sport l’avait accompagné à la réunion de la Fédé. Mais pas facile de s’absenter du P’tit cyclo, depuis que sa femme chante à la chorale le jeudi soir.

Alphonse, son coéquipier de 50 ans, aurait su quoi leur répondre aux gars de la Fédé. Alphonse, un personnage, un homme simple et entier qui aime manger et regarder les courses de vélo à la télé ; depuis qu’il a mis le sien au clou.

Alphonse, c’est une nature derrière son bar. Barbe blanche du vieux loup de mer, béret vissé sur le crâne, bretelles et marinière, été comme hiver. Et comme disent ses amis, histoire de le chambrer, question tempérament, on dirait César dans la partie de cartes du film de Pagnol. Surtout quand ils jouent à la belote et qu’Alphonse le mime dans une saynète qu’il met à sa sauce, en changeant un mot par-ci, par-là, selon les circonstances. Son fond de commerce pour mettre l’ambiance au  P’tit cyclo, comme il dit.

À coup sûr, il se serait fendu d’un « Eh les gars, vous me faites de la peine, comme qui dirait Panisse » !Tout le monde aurait ri comme d’habitude. Et froid, il aurait rajouté : « j’en ai souvent  fait des championnats. J’en ai fait plus de dix. Je n’y ai jamais vu des catégories comme les tiennes ».

Faut dire qu’avec son palmarès et son demi-siècle au service du vélo, personne ne la ramène quand Alphonse formule sa pensée, tout en images. Même les gars de la Fédé se seraient déridés. Après tout, ce ne sont pas de mauvais bougres. La plupart ont juste fait serment d’allégeance à leur « suzerain ». On applique les consignes sans les remettre en cause et sans réfléchir à leurs conséquences sur le terrain.

Les autres Fédérations, c’est du pareil au même à cause du système de gouvernance qui date d’après-guerre. Albert l’a lu ce matin dans la Presse nationale. Une page entière. Question actualité, on est servi de ce côté là. Peu de démocratie et beaucoup de baronnies !  pense t’il amèrement.

Albert quant à lui, c’est plutôt un pondéré qui cogite. Mais ce soir, il est en plein dilemme : « Qu’est ce qu’il va bien pouvoir leur dire à ses amis » ? Une idée lumineuse lui traverse l’esprit, la belote, bien sur ! Tous les jeudis, ils se font une petite partie avant de se quitter. Ça, ils vont comprendre. Alphonse va adorer.

Alors, il imagine expliquer la réforme du vélo avec un jeu de cartes. Ensuite, il présentera sa feuille avec ces deux triangles et les flèches qui partent des catégories 2022 vers celles de 2023. Avec en plus, les juniors en moins !

Lucie, Clémentine, Marie, Marcel et Alphonse, ses compères du Vélo Sport de St Germain du Perche vont bien se marrer…

( A suivre…)

Louis Novo

CPT.com

02/2023

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