Maitre du Ventoux, c’est géant!…
Voilà, ça y est, c’est fait. L’an dernier, j’avais été sacrément frustré de n’avoir pu mener l’aventure à son terme, ne pas voir le coucher du soleil sur le Ventoux, encore moins son lever. La faute à une météo vraiment trop vindicative. Alors cette année, promis, juré, je l’aurais, mon titre de Master avec ses cinq ascensions, quitte à ramper jusqu’au sommet. Et pourtant, jusqu’au dernier moment, j’ai hésité, trop inquiet des examens et concours de mes gamins. Mais tout est en ordre, à moi de jouer, rien que pour les remercier de ce beau cadeau.
Lever à 5 heures 30 pétantes, et direction Bédoin. Le temps deux heures et demi plus tard, d’une petite pensée pour un ami venu me saluer l’an dernier, mais qui se débat aujourd’hui pour retrouver sa santé, et voici le Père François qui lâche sa petite bande de fêlés du bonnet.
Le problème du jour, outre le fait que juillet n’est pas mai et que je n’ai plus les jambes de l’Immortelle, ce seront les quatre premières ascensions. Car l’année dernière, c’est à quatre que j’avais bloqué le compteur. Alors, ces quatre premières du jour, je les redoute. Et surtout la troisième, hé oui. Les deux premières, ça va. Encore à la tranquille euphorie du départ, on a aussi l’occasion de bavarder avec quelques collègues de la future galère, comme ce gars de Florac avec son superbe maillot noir et rose. La quatrième, c’est celle avant la cinquième, celle qui si tout va bien, nous projettera vers le Sésame, le titre de Master. Mais la troisième, elle ne sert à rien. Elle est là, juste à te montrer que tu commences à peiner, qu’il fait déjà chaud et que la nausée te guette vers le Chalet-Reynard. Décidément, cette troisième ascension ne sert à rien, sauf qu’elle précède la quatrième, qui elle-même… enfin, vous m’avez compris.
Alors, au fil de ces premières ascensions, j’allais me construire une série de petits rituels. D’abord découper la route en quatre secteurs successifs. Le premier ira jusqu’au fameux virage de Sainte-Estève : c’est la mise en bouche, pour savoir si les jambes sont toujours là. Le second, celui des cèdres et des grosses pentes jusqu’à la cabane abandonnée et le lacet un peu plus haut : c’est dans ce secteur que les choses vraiment sérieuses commencent. Le troisième me fera patienter jusqu’au Chalet-Reynard : les chênes blancs, puis les hêtres et pour finir les pins à crochets, pour moi qui suis de la partie botanique, la venue de chacun indiquera ma progression, notamment dans la longue ligne droite à la pente bien marquée. Et enfin le quatrième secteur, celui de la caillasse et de la vue sur la bête, après le Chalet-Reynard : la route monte moins dur, heureusement que le vent n’est pas de la partie, mais c’est là aussi que l’on peut brutalement sentir les gaz s’échapper, dans la tête ou les jambes.
Et puis il y a un autre rituel, celui des victuailles. Côté boissons, ce sera un bidon d’eau gazeuse, l’autre avec du coca coupé de la même eau et ajouté d’une pastille d’Isostar. La compote sera avalée chaque fois au même endroit, dans le replat juste avant le Chalet–Reynard, la pâte de fruits deux kilomètres plus haut et la topette un peu avant la stèle de Simpson. Celle-là ne sert sûrement à rien, si ce n’est à la tête pour rassurer sur la fringale, mais sur le coup, la tête ça compte. Un vrai vieux garçon, que je vous dis, avec ses manies de vieux garçon. Sûr, mais cela m’a permis de vérifier chaque fois, que j’étais encore dans l’allure.
Pourtant, il peut y avoir le petit grain de sable dans le rituel, comme lorsque me vint une subite envie d’autre chose, à la tombée du jour. Hier soir, j’ai préparé les affaires un peu à l’arrache, en délaissant la glacière et en oubliant fromage et autres nourritures salées. Et me voilà pris d’une irrésistible envie de pâtes ou de riz en salade ; je m’en fous, pourvu que ce ne soit pas du sucré. Et hop, direction le restaurant le plus proche, pour une pleine platée de spaghettis. Une heure abandonnée au compteur, mais bon sang que cela fait du bien en ces instants, de céder à ses envies.
Mais revenons à nos allers-retours du jour. La cinquième est bien arrivée, pilepoil au coucher du soleil en haut du Ventoux. « Ca y est mon grand », enfin façon de parler vu le gabarit du péquin, « tu fais désormais partie des Masters. A partir de maintenant, ce ne sera que du bonus. Fais-toi plaisir, envoie-toi la sixième, et plus si affinités électives, tu verras bien ». Car il est fondamental de prendre les ascensions les unes après les autres, en s’appliquant la méthode du type qui fait une chute libre après que son parachute a eu la mauvaise idée de ne pas s’ouvrir : « pour l’instant, tout va bien ».
Et là, je me dis qu’il ne faut rien regretter. Maintenant que j’ai atteint mon objectif, je dois pousser l’avantage pour aller au bout de mes capacités, ou du temps imparti si tout continue d’aller pour moi. Et je commence à m’échafauder un plan : ne pas faire de pause en bas de la sixième, mais y retourner tout de suite, surtout que je n’ai pas encore pris assez dans les mirettes, le Ventoux de nuit avec toutes les lumières dans la vallée. Au point même d’aller un peu vite en besogne : à l’attaque de la septième ascension, je me projetais déjà dans la huitième. Hé oui, parce qu’il allait peut-être y avoir une huitième ! Mais là, vite fait : « du calme, mon garçon, tu te vois déjà le roi du Monde, alors que tu as encore une quinzaine de bornes de montée grave à te manger, avec les crampes et le coup de buis toujours possibles ». Donc, retour à la case instant ; on fait celle-ci, et on verra après, même si mon obsession fut d’arriver là-haut à une heure qui me permettrait justement, si le corps et la tête en étaient d’accord, de tenter la toute dernière, la fameuse huitième.
Et voilà, je me la suis torchée, cette huitième, avec un dernier regard sur l’observatoire dans le lever du soleil. Cet instant, je l’ai savouré alors que pourtant, je sentais la lassitude me gagner. Mais j’ai prévenu le Chauve : « mon salaud, je t’ai eu, je t’ai mis la pâtée mais regarde-moi bien, parce qu’aussi sûr que tu me vois, tu n’es pas prêt de me revoir de sitôt, c’est moi qui te le dis ». Enfin, ce que j’en dis, c’est sur l’instant, parce qu’un Ventoux, si cela se mérite, cela donne aussi envie d’y revenir. Rien que pour le plaisir, seul ou avec les copains de la Santa-Drezeria ou de Sud Vélo. Mais pas en compétition, ça jamais !
Bon, ce n’est pas tout cela, on cause on cause, de soi, rien que de soi. Mais il y a les rencontres aussi. On commencera par celle impromptue avec un chevreuil dans le secteur des cèdres, lors de ma première descente de nuit. Il s’en est fallu de bien peu, quelques dizaines de centimètres tout au plus, pour que les incidences soient contrariantes pour l’un et l’autre. Il y a aussi ce papé venu de sa Vendée, et qui, à ce qu’il m’a dit quand je l’ai passé dans sa septième et dernière ascension, a tourné à la bière jusqu’à s’en retourner l’estomac.
Mais ma faveur ira bien sûr à la petite dame et son mari que j’ai côtoyés toute la journée. Ce fut d’ailleurs l’un des attraits de ce défi 2009, que toutes les ascensions aient été faites obligatoirement depuis Bédoin. Bien sûr, cela ajoutait à la difficulté, mais cela aussi a suscité les rencontres, plutôt que chacun très vite, s’égaye sur son versant préféré. Donc, notre petite dame. Toute la journée, nous nous sommes suivis. Le temps pour moi de descendre à vélo, elle et son mari en fourgon et plus vite repartis pour l’ascension suivante. Hop, je la retrouvais plus tard dans la pente pour un petit salut et vogue chacun dans son rythme, elle c’est tout naturel, un peu moins vite que moi. Mais bilan des courses, elle était en bas à 4 heures 45, à achever sa septième ascension, et ne voulant plus entendre parler de vélo, tant elle venait de souffrir pendant trois heures. Et quand on est le mari de la dame, on a beau développer des trésors de persuasion, pas facile de se faire entendre en pareilles circonstances. Alors on s’est mis à plusieurs, pour la convaincre de remonter sur le vélo pour une huitième. Et par la même occasion, atteindre le record absolu des montées féminines. Hé oui, jamais aucune dame, jamais je dis bien, n’y était parvenue avant elle. Et j’étais là, pour assister à l’exploit. Ce ne sera pas le plus pénible de mes souvenirs du jour, c’est sûr. Histoire aussi de se recaler un peu, côté humilité. « hé bonhomme, pour sûr tu t’es offert tout seul comme un grand, huit Ventoux, ça t’a fait dans les 12000 mètres de dénivelé et plus de 300 bornes, mais si tu fais le calcul, rends-toi compte un peu, le temps supplémentaire qu’elle a passé à grimper, et sûrement avec bien plus de souffrances en prime. Alors, camembert, mon grand ».
7 heures 30 ce dimanche, je pose le vélo. Le temps maintenant de m’avaler un chocolat chaud et deux croissants. De cela aussi, je rêvais depuis un moment. Pour moi, ces 24 heures furent géantes, à ranger sur le podium de mes meilleurs souvenirs de vélo. Avec en prime la nuit que j’attendais depuis un an, la nuit et sa solitude absolue, sauf les très rares instants où l’on attrape le feu follet d’un comparse. Plus de cardio, plus de compteur, même plus la possibilité de distinguer la chaine et les pignons. Ne restent que les sensations du corps et de l’esprit. Quand on ne souffre pas outre mesure, ce qui fut ma chance, c’est une expérience inoubliable. Seule concession que je me suis offert et ce fut une première : m’enfoncer les écouteurs de l’Ipod dans les oreilles, pour quelques heures avec ma chanteuse préférée, et de fort agréables souvenirs de concert en prime… Et dire qu’il y a tout juste trois semaines en Espagne à la Quebrantahuesos, c’était tout l’inverse, le pire peut-être que j’aie connu dans la tête, depuis que je pose mes fesses sur une selle. Comme quoi le vélo, c’est comme la vie, un truc bizarre.
Sur ce, je n’ai pas fermé l’œil depuis bientôt trente heures, et il n’y a plus qu’à reprendre la voiture jusqu’à Montpellier. Pas le moment le plus drôle de mon périple.
Hervé MINEAU
Pour CPT.com
07/2009