L’histoire des 7 Ventoux de Sophie, Septembre 2007.

Par Sophie Matter.

«Le Ventoux n’a pas d’en-soi. Il est le plus grand révélateur de vous-même. Il vous restitue simplement votre fatigue et votre peur. Il sait tout de votre forme et de votre capacité au bonheur cycliste et au bonheur en général. C’est vous-même que vous escaladez. Si vous n’avez pas envie de savoir, restez au pied».
Paul Fournel, Besoin de Vélo.

La première fois que j’ai monté le Ventoux, c’était par Sault, pendant l’éclipse du 11 août 1999: je me rappelle encore les lunettes protectrices en carton que mes amis et moi avions emportées dans la poche du maillot. J’avais 26 ans. Depuis ce jour, j’ai aimé cette montagne, et y suis souvent retournée. Pour sa beauté tellement exclusive, pour y communier avec le peuple des cyclistes, et surtout pour m’y retrouver moi-même.

Je suis devenue Cinglée en août 2002, puis Galérienne en août 2003. Le Cinglé doit réaliser l’ascension par les trois routes d’accès, dans la même journée; il devient Galérien s’il gravit le Géant une quatrième fois, par une route forestière. Les spécialistes du Ventoux connaissent cela par coeur.

Mais mon grand défi, à l’époque, c’était de partir de chez moi (j’habite à Carcès, dans le Var), aller jusqu’au Ventoux, le monter par Sault, redescendre sur Malaucène, remonter par Bédoin jusqu’au chalet Reynard et rentrer, en moins de 24 heures. Il y en a pour 400 km environ, en passant par Vinon, Oraison, Forcalquier, Banon. J’avais baptisé l’épreuve: Carcès-le Ventoux-Carcès. J’y suis parvenue l’été 2003, en 23h30, en autonomie complète. Il faut dire que je préparais Paris-Brest-Paris.

Et voilà qu’au début de cette année 2007 (encore une année PBP!), je découvre l’existence des Masterseries du Ventoux: 24 heures pour escalader le Géant le plus souvent possible. Je suis remplie d’admiration pour ces passionnés encore bien plus cinglés que moi, et décide de les rejoindre.

Au mois de mai, par un temps superbe, je me retrouve donc à Bédoin, au milieu de ces héros qui me font rêver, et je m’élance la fleur au fusil. Le rêve n’a pas duré longtemps. Je m’écroule au bout de la troisième ascension… partie trop vite, sans doute. Et puis, c’est évident, je manque d’entraînement. Je pensais pourtant avoir une bonne préparation: les brevets de 200 et 300km qualificatifs au PBP, un autre 300 plus musclé, les «Cinglés de la Sainte Baume» (enchaîner les six routes d’accès) et plusieurs fois le tour des Gorges du Verdon.

Cet échec me fait honte, mais je me jure de recommencer dans deux mois. Heureusement, il est possible de récidiver à volonté, dans le cadre du Défi Permanent.

Lorsque je préviens Patrick François d’une nouvelle tentative, le 1er août, je me sens vraiment prête. J’ai effectué les brevets de 400 et 600km. J’ai participé au BCMF de Limoux (250km, 4159m de dénivelé) en effectuant au préalable une traversée des grands cols pyrénéens, en trois étapes, et j’ai quitté Limoux le lendemain du brevet, pour rallier Carcès d’une traite, soit 464km en 24h. J’ai également participé au Super BRA de Vizille (231km, 5123m de dénivelé) après deux jours passés à découvrir le Vercors; et de même, une fois le BRA accompli, je suis repartie à 3h du matin par la Route Napoléon, direction Carcès, que j’ai atteint dans l’après-midi, au bout de 256km. Enfin, j’ai tenté à nouveau Carcès-le Ventoux-Carcès, mais j’ai dû faire étape à Bédoin, en catastrophe, suite à une panne de dynamo (vers 22h30, le café Guintrand, à Sainte Colombe, a bien voulu m’héberger, ouf!).

Tout cela mériterait un autre récit et je ne voudrais pas alourdir celui-ci; je tiens simplement à préciser que je suis une cyclotouriste, une randonneuse, non une cyclosportive; j’aime avant tout la liberté et le voyage. Seulement, ma nature est telle que je m’investis toujours à fond dans ce que je fais. C’est le vélo, la route, les paysages qui défilent, et rien d’autre. Jamais il ne me vient l’envie de m’arrêter pour visiter un musée ou un monument. Il n’y a que les routes qui sont belles. De préférence, peu fréquentées et montagneuses. C’est là que je me sens bien; je m’installe dans mon rythme, sans forcer, l’idéal étant de durer le plus longtemps possible.

Bref, me revoilà à Bédoin, le 31 juillet au soir, toujours solitaire, avec ma sacoche, ma lampe de guidon, et une solide détermination. D’après mes calculs, je pouvais réaliser six rotations, à raison d’une toutes les quatre heures, ce qui me laissait largement le temps de me reposer quand j’en aurais besoin.

Les deux premières ascensions (Bédoin puis Malaucène) se déroulent à merveille, sous un magnifique clair de lune. Je ne sens pas les pédales. Mais au cours de la deuxième descente (vers 2h00 du matin), deux kilomètres après le chalet Reynard, une bête bondit de ma droite, juste devant moi; je n’ai pas le temps de freiner; immédiatement c’est un choc très violent. Je me vautre sur la route à vingt mètres de mon vélo.

Je me relève. Ma frontale ne fonctionne plus, je n’y vois rien. J’éprouve une grosse douleur sur tout le côté droit, du pied à l’épaule en passant par la main, pourtant je sens que je n’ai rien de grave. Je pense déjà repartir, mais en redressant mon vélo, je constate l’ampleur des dégâts: le cadre est cassé en deux, la roue avant pliée, les manettes brisées, même la fourche en carbone est fendue.

Dans les taillis, ça remue beaucoup mais on dirait que l’animal (que je n’ai toujours pas vu) n’arrive pas à fuir. Je démonte ma lampe de guidon pour m’éclairer, je pose le vélo sur le bas-côté, emportant juste ma sacoche. Commence alors une descente que je n’oublierai jamais, environ 13km à pied, jusqu’à Bédoin, que j’atteins à 5h00. Je me couche à grand’peine dans ma voiture. Debout bras ballants, ça allait encore, mais se pencher, se plier ou se tourner, c’est presque impossible tant j’ai mal! J’avale un Voltarène, j’attends une heure qu’il agisse, puis ça va un peu mieux, j’arrive à prendre le volant et monte récupérer le vélo. Il fait jour, je vois enfin la bête: c’est un faon. Il n’a pratiquement pas bougé, il tient très difficilement sur ses pattes, le pauvre. On se dévisage un instant, lui et moi… quelle poisse!

Il y aura une prochaine fois! D’abord le coup de bambou, ensuite le coup de Bambi: c’en est trop! Les échecs sont là pour être surmontés. Désormais c’est une affaire personnelle entre le Ventoux et moi. Néanmoins, il me faudra patienter un peu avant de récidiver. Le 20 août en effet, je dois prendre le départ du Paris-Brest-Paris; j’ai juste le temps de me rétablir physiquement et de remettre en état de marche un deuxième vélo.

C’est un bon vélo, acquis en 1999, avec lequel j’ai fait mon premier Paris-Brest, le Paris-Nice Cyclo, plusieurs Paris-Carcès-Paris et bien d’autres épreuves. Un cadre acier sur mesures, qu’à l’époque j’avais équipé en Shimano, ce qui m’a valu bien des déboires. En effet, comme ma sacoche de guidon, que j’emporte toujours sur les longs parcours, appuyait sur les câbles, les deux dérailleurs ne cessaient de se dérégler, voire de tomber tout bonnement en panne. Je me souviens notamment avoir dû rouler de Thiers à Carcès sur un seul pignon. De guerre lasse, j’ai fini par mettre les manettes au cadre, ce qui donne à mon vélo un aspect un peu bâtard (comme on peut l’observer sur les photos). L’avantage des manettes au cadre est qu’on peut passer les vitesses même lorsque les doigts sont devenus complètements gourds, ce qui arrive sur les longues distances…

Ce vélo est plus lourd que le vélo perdu dans mon accident (qui était également en acier, mais avec des tubes plus minces). Tout équipé, il pèse 10kg. Il me porte donc sur mon troisième Paris-Brest sans poser le moindre souci, et c’est également lui qui se retrouve au pied du Géant, le 16 septembre dernier, à 20h00, aux côtés de sa propriétaire quelque peu fébrile…

Cependant, pour cette troisième tentative, je ne suis plus seule. J’ai demandé à mon compagnon de m’aider. C’est la première fois, dans ma vie de cycliste, que je bénéficie d’une assistance. Moi l’intégriste de la sacoche et de la dynamo, le chantre de l’autonomie et de la débrouillardise, voilà que je me retrouve suivie, éclairée, réconfortée, bichonnée…

J’avoue que sans cette aide, je n’aurais pas réussi à enchaîner sept ascensions. C’est formidable de descendre en voiture, au chaud sous une couette, tandis que la famille de Bambi traverse la route dans la lumière des phares. En plus, mon coach se révèle très efficace. Un vrai professionnel de l’assistance. Il m’éclaire dans les montées nocturnes, me passe de la musique, m’encourage sans relâche, me prépare à boire, à manger, tout cela au bon moment, et sans perdre de temps (les minutes de repos valent si cher). Lui aussi, il se donne à fond, sans s’accorder un instant de relâche. Nous faisons un vrai travail d’équipe.

La météo est excellente, un léger vent du sud me favorise, il ne fait ni trop froid la nuit, ni trop chaud le jour. A l’aube, alors que j’en suis à ma quatrième montée (par Malaucène), le ciel est couvert et je prends une bonne averse sur le dos, qui sert de douche revigorante. Puis le soleil s’impose; lorsque nous arrivons au sommet, l’horizon est entièrement dégagé, très pur.

Comme nous sommes en septembre, un lundi, la route est calme. Durant les quatre premières rotations, nous avons eu le Géant pour nous tous seuls. Je rencontre quand même des cyclistes pendant la journée; nous échangeons parfois quelques mots. C’est le grand spectacle du Ventoux. Hommes, femmes, jeunes, vieux, gros, maigres, solitaires ou groupes d’amis, avec ou sans bagages, sur des vélos high tech ou sur des vieux clous, quel que soit leur niveau, ces collègues, dont le but est simplement d’atteindre le sommet, peinent autant que moi, et je me sens proche d’eux: nous partageons le même effort, la même volonté de réussir. Leur présence me distrait et m’aide à tenir, car je ne suis plus toute fraîche, j’en suis à ma cinquième, puis à ma sixième grimpette.

J’ai de bonnes jambes; je n’ai mal nulle part; je monte régulièrement, à mon rythme, sans m’essouffler, en moulinant mon 30×28 dès que la pente dépasse les 7%. Et je vais bien. Je ne mets jamais pied à terre durant une ascension. Je n’ai pas à lutter contre le sommeil. De façon générale, je ne souffre pas, et je garde la joie de pédaler. Pendant longtemps, je demeure capable d’admirer le paysage, dont la grande beauté est une source de réconfort. Lorsqu’on s’élève au-dessus du chalet Reynard, en pleine nuit, on découvre l’immense scintillement de lumières dans la plaine du Comtat, comme si l’on était à bord d’un avion qui vient de décoller. Et de jour, c’est le flamboiement des hêtraies dans leur parure d’automne, auxquelles succède le calcaire nu et lumineux du sommet, bordé de genévriers rampants et de pins rabougris.

Pourtant, la septième montée devient rebutante. Je suis à nouveau la seule cycliste à gravir les rampes sévères qui mènent de Saint Estève au chalet Reynard. Quelques attardés descendent et me font signe, mais je ne les vois plus. Je ne vois plus la chaude lumière du soir jouer dans la ramure des cèdres. Je ne regarde que ma roue avant et le lent défilement des bandes blanches sur la chaussée. Dans les six derniers kilomètres, je suis complètement vidée: les jambes en coton, le cerveau en bouillie, l’estomac noué, j’ai peur de m’évanouir. Soudain, les nuages envahissent la montagne, l’ombre s’étend, un vent froid se lève. Au bord de la route, un berger rassemble ses moutons. Mon compagnon vient à ma hauteur, baisse sa vitre, me parle; je réponds difficilement. Je pédale comme un automate, il me semble que le temps s’est arrêté. Je ne sais pas si j’ai jamais connu pareille fatigue à vélo.
Malgré tout, j’atteins le sommet. Je pleure, je tremble, j’ai envie de vomir. Mais quelle joie! C’est gagné!

J’ai récupéré dans la voiture pendant que nous descendions à Malaucène. Au bout d’un quart d’heure je me suis sentie mieux; nous avons même pu casser une petite croûte le soir, en savourant notre réussite, alors qu’une violente pluie d’orage s’abattait sur le village.

Nous avons dressé le bilan technique de ces 24 heures. Lorsque mon compagnon m’avait assuré de son soutien, j’avais refait mes calculs horaires de façon à caser sept, et non plus six ascensions en deux tours d’horloge. Nous avions donc un emploi du temps à respecter. Dans la pratique, j’ai toujours conservé plus ou moins une demi heure d’avance sur mes prévisions. Les minutes que je gagnais en montant étaient utilisées ensuite pour mieux récupérer.

En effet, j’avais d’abord dans l’idée d’effectuer des cycles de deux ascensions successives (Bédoin-Malaucène), avec des plages de repos à la fin de chaque cycle. Or, il s’est avéré difficile d’enchaîner deux montées: c’est certes possible, mais on y laisse beaucoup d’énergie, alors que le but de l’épreuve est de durer 24 heures. J’ai apprécié de pouvoir m’arrêter un quart d’heure lors des passages à Malaucène.

Afin d’économiser du temps, je me suis appliquée à avancer sans traîner dès que la pente le permettait (par exemple, jusqu’à Saint Estève); il ne servait à rien de mouliner quand je pouvais mettre un peu de braquet; en revanche, j’évitais de monter en force dans les passages raides: sage précaution si on veut tenir 24 heures et qu’on n’est pas un grand champion. Enfin, je prenais garde, à chaque ascension, de ne pas penser à la suivante (de même que, sur Paris-Brest, on ne se programme jamais pour aller directement à Brest: on va d’abord à Mortagne, puis à Villaines, Fougères, Tinténiac, Loudéac, Carhaix…).

Quant au départ à 20h00, ce fut, je crois, une bonne initiative. Mieux vaut commencer par la nuit: il fait frais, mais comme on n’est pas encore fatigué, on n’attrape pas froid; ensuite, c’est un nouveau jour qui commence, l’apparition du soleil redonne de l’énergie, on fait comme si l’on attaquait une première fois le Géant. Et puis les cyclos deviennent de plus en plus nombreux, offrant divertissement et réconfort intérieur. Lorsque la lassitude mine ma concentration, j’ai besoin de sortir de ma bulle, de communiquer: pas trop longtemps, mais c’est salutaire.

Enfin, je me demande si l’idée d’alterner Bédoin/Malaucène était très judicieuse. Je pensais qu’il serait trop fastidieux de monter toujours par le même côté. Mais les ascensions par Malaucène se sont révélées un peu moins digestes que celles par Bédoin: peut-être aurais-je mieux fait de rester sur le même versant?

Je me demande aussi où est la véritable limite de notre résistance. Cette énorme fatigue survenue subitement dans la dernière montée, l’ai-je éprouvée parce que j’étais réellement au bout de mes forces, ou bien parce que c’était psychologiquement la dernière, la fin? Si j’avais prévu d’en faire une huitième (en admettant que j’aie bénéficié de 30 heures par exemple), aurais-je ressenti pareil épuisement?

Quoi qu’il en soit: pour une amoureuse du Géant, je suis comblée: ma dernière visite au Ventoux a duré 23h27; elle a comporté 149km et 11210m de dénivelé… Que du bonheur!

«Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux».

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.

Sophie. 20 Septembre 2007.
Photos SM.

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